02 MARS 2012 – LES OUTREMERS FRANCAIS EN PERSPECTIVE ENTRE DIFFERENCIATION INSTITUTIONNELLE ET DIVERSITE DE STATUT

02 MARS 2012 – LES OUTREMERS FRANCAIS EN PERSPECTIVE ENTRE DIFFERENCIATION INSTITUTIONNELLE ET DIVERSITE DE STATUT

Allocution introductive du Président

Documentation

À partir des années 1970, la classification dualiste répartissant les collectivités territoriales situées Outre-mer en deux catégories distinctes – les DOM et les TOM –  est  progressivement battue en brèche par la multiplication de statuts particuliers (Mayotte en 1976, Saint-Pierre-et-Miquelon en 1985, Nouvelle-Calédonie depuis 1985, la Polynésie française), en plus de ceux déjà existants (TAAF, Wallis-et-Futuna). De manière significative, le répertoire discursif des élus locaux et des représentants du pouvoir central s’enrichit de nouvelles expressions telles que « évolution institutionnelle différenciée », « statut à la carte » ou encore « statut sur mesure », avant de se ressourcer plus récemment auprès de la thématique de la diversité.

D’abord rapportée à l’enjeu de la représentation des minorités après avoir été acclimatée dans le champ politique et dans celui de l’action publique en France, la thématique de la diversité trouve ainsi un terrain d’expression privilégié à travers les changements institutionnels envisagés pour « les Outre-mer ».  Il s’agira dans cette communication d’en mesurer la portée et de tracer des perspectives pour l’ensemble de ces territoires.

Cette conférence s’efforcera de montrer comment, par un double mouvement ascendant de revendications locales et descendant de réforme territoriale mise en œuvre par l’Etat (loi RCT), les « outre-mer »  se trouvent confirmés dans un rôle de laboratoire d’ingénierie institutionnelle.

Leurs statuts apparaissent comme le fruit d’une longue histoire au cours de laquelle ils ont été progressivement conçus, sur un mode de plus en plus diversifié, en association avec les populations locales. Sans nier leurs spécificités et leur temporalité propre –  qui ne saurait être identique à celle dans laquelle s’inscrivent les collectivités de l’Hexagone – ils semblent préfigurer, à bien des égards, une nouvelle étape de la décentralisation en France.

Enfin, leur évolution actuelle réactualise le débat sur la remise en cause des conceptions traditionnelles de la théorie générale de l’Etat, comme celles de la souveraineté, déjà mises à mal par la globalisation, qui doivent être repensées à la lumière de leurs expériences.

Programme

Allocution d’ouverture Monsieur le Bâtonnier Raymond AUTEVILLE Président de l’IDHM  Présentation du Conférencier Madame Claudine  Maître de Conférences, Vice-Présidente de l’IDHM Exposé «les outre-mer français en perspective : entre differenciation institutionnelle et diversite des statuts » Monsieur Justin DANIEL, Professeur de Sciences Politiques, Ancien Doyen de la Faculté de Droit et d’Economie de la Martinique, Membre de l’IDHM  Clôture Monsieur le Bâtonnier Raymond AUTEVILLE Président de l’IDHM

Conférence

Introduction

L’entrée en vigueur de la loi constitutionnelle n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République a contribué à remodeler le paysage institutionnel de la France d’Outre-mer. En réalité, cette réforme de la Constitution cache un mouvement souterrain : elle prend acte d’un processus de différenciation institutionnelle qui l’a, dans les faits comme dans les discours, largement précédée. Il est néanmoins clair qu’elle a incontestablement participé à l’amplification du mouvement en faveur d’une diversification des statuts des collectivités situées Outre-mer.

Convoquée de longue date comme un principe à même de structurer les relations entre l’Etat et les collectivités ultramarines ainsi que l’organisation interne de ces dernières, fréquemment revendiquée par les acteurs locaux, l’idée d’une diversité institutionnelle y trouve une forme de consécration constitutionnelle.

Le dépassement symbolique du couple département/territoire d’Outre-mer (DOM-TOM), la possibilité, désormais codifiée dans le texte suprême, de passer du régime de l’article 73 à celui de l’article 74 ainsi que les combinaisons multiples qui peuvent y être associées, sont autant d’indicateurs de cette évolution. Celle-ci trouve d’ailleurs son pendant sur le plan sémantique avec le glissement vers une nouvelle expression à la syntaxe peu assurée – les « Outre-mer » français[1] – dont l’objet est, de toute évidence, autant de souligner les différences entre les sociétés ultramarines que de marquer la volonté de les prendre en considération à travers les politiques institutionnelles.

Désormais, le paysage institutionnel de la France d’Outre-mer repose sur trois piliers principaux :

 

  • d’une part, l’article 73 de la Constitution qui définit le statut des départements et régions d’Outre-mer (DROM) ainsi que celui des éventuelles collectivités uniques se substituant à ces derniers, et qui prévoit une application de plein droit  des lois et règlements ;

 

  • d’autre part, l’article 74 qui a institué une catégorie nouvelle, les « Collectivités d’Outre-mer » (COM), dont la dénomination se substitue à celle de « Territoires d’Outre-mer » (TOM), et qui tend vers une diversité des régimes législatifs ;

 

  • enfin, le titre III qui fait de la Nouvelle-Calédonie une entité spécifique n’entrant dans aucune des catégories précédentes, tandis que l’article 72-3 prévoit que la loi détermine le régime législatif et l’organisation particulière des Terres australes et antarctiques françaises (TAFF), auxquelles a été juridiquement rattachée l’Île de Clipperton.

 

Cette présentation simplifiée cache en réalité une grande variété de solutions potentielles, en cours d’élaboration et/ou de mise en œuvre. Car la réforme constitutionnelle de 2003 a considérablement élargi le champ des possibles en matière de changement statutaire et de modification institutionnelle, conduisant ainsi à des trajectoires multiples et différenciées, voire à des situations contrastées dans tout l’Outre-mer français, y compris au sein d’une même catégorie juridico-institutionnelle.

 

Ainsi, sur une toile de fond tissée par la réforme territoriale initiée par l’actuel gouvernement, de nouveaux dispositifs statutaires et institutionnels se mettent en place dans l’ensemble de l’Outre-mer. Simultanément, des réformes amorcées parfois de longue date poursuivent leur devenir historique en faisant l’objet de nouveaux ajustements. Il en résulte un brouillage des catégories d’analyse et des lignes de démarcation habituelles.

À partir des années 1970, la classification dualiste répartissant les collectivités territoriales situées Outre-mer en deux catégories distinctes – les DOM et les TOM –  est  progressivement battue en brèche par la multiplication de statuts particuliers (Mayotte en 1976, Saint-Pierre-et-Miquelon en 1985, Nouvelle-Calédonie depuis 1985, la Polynésie française), en plus de ceux déjà existants (TAAF, Wallis-et-Futuna).

De manière significative, le répertoire discursif des élus locaux et des représentants du pouvoir central s’enrichit de nouvelles expressions telles que « évolution institutionnelle différenciée », « statut à la carte » ou encore « statut sur mesure », avant de se ressourcer plus récemment auprès de la thématique de la diversité.

D’abord rapportée à l’enjeu de la représentation des minorités après avoir été acclimatée dans le champ politique et dans celui de l’action publique en France[2], cette thématique trouve ainsi un terrain d’expression à travers les changements institutionnels envisagés pour l’Outre-mer.

Divers facteurs expliquent cette évolution. À commencer par la réactivation de la critique de l’uniformité du modèle français dans les années 90. Modèle qui repose sur le  principe de l’unité catégorielle selon lequel toutes les collectivités territoriales appartenant à la même catégorie (communes, départements, régions) doivent être soumises au même statut, indépendamment de leur taille et de leurs capacités financières[3].

Corrélativement, la remise en cause de l’application uniforme des régimes juridiques sur l’ensemble du territoire national, réputée peu réceptive aux particularismes locaux, trouve un écho amplifié dans plusieurs collectivités situées Outre-mer. Les possibilités d’adaptation ou de dérogation par rapport au droit national sont alors jugées insuffisantes ou inefficaces.

D’autant que les affirmations identitaires viennent, en la circonstance, se greffer sur des revendications institutionnelles difficiles à concilier avec la Constitution, ou plus exactement avec la jurisprudence pour le moins restrictive du Conseil Constitutionnel. Les collectivités territoriales françaises situées Outre-mer procèdent à la réévaluation de leurs rapports avec un centre externe et éloigné aux prétentions uniformisatrices et parfois aveugle aux spécificités locales.

Dès lors, la reconnaissance et la prise en compte de la diversité institutionnelle tend à s’imposer comme le moyen de garantir le maintien à terme de l’État unitaire, en permettant de mieux intégrer les autonomies locales et de désamorcer par là-même les tensions qui traversent un modèle aux prises avec l’affaiblissement de ses références normatives, abstraites et universelles. Loin de constituer une menace pour l’unité, la diversité se présente alors comme une condition de sa préservation[4].

Un autre facteur mérite d’être souligné : la raréfaction des moyens et la régression de la capacité contributive des Etats ont conduit à la mise en œuvre de nouvelles réformes se traduisant par :

  • L’évolution du périmètre de l’Etat, sous la forme du transfert de politiques vers d’autres acteurs, dont en particulier les entités infra-étatiques ; transferts qui s’appuient sur l’idée – partagée ou non par ces entités infra-étatiques – d’une efficience accrue de l’action publique ;
  • un double recentrage stratégique et géographique des mêmes Etats, dont la réorganisation des cellules territoriales en France constitue un exemple emblématique, à travers par exemple la (révision générale des politiques publiques (RGPP).

On assiste donc, d’une part, à un mouvement « descendant » de réforme porté et parfois imposé par l’Etat en quête de nouvelles formes de gouvernance, et d’autre part, à un mouvement « ascendant » qui procède des revendications qui émergent localement. Ces deux mouvements entretiennent des interactions fortes, quoique rarement explorées qui expliquent la diversification croissante des institutions et des statuts en vigueur ou à venir dans les « outre-mer ». Ils révèlent que les réformes institutionnelles et statutaires s’apparentent Outre-mer de moins en moins à des actes unilatéraux imposés par l’Etat pour apparaître de plus en plus comme le fruit de compromis entre ce dernier et les acteurs locaux. Des réformes qui obligent les uns et les autres à forcer leur imagination pour élaborer de nouveaux dispositifs et font, au final, des outre-mer des laboratoires d’ingénierie institutionnelle.

A partir de là, cet exposé est structuré autour de trois séries d’interrogations portant sur :

  • La diversification institutionnelle et la diversité des statuts ;
  • La transformation des Outre-mer en laboratoires d’ingénierie institutionnelle ;
  • Le devenir de l’Etat (remarques conclusives).
  1. Diversification institutionnelle et diversité des statuts 

La réforme constitutionnelle de 2003, sous une apparente simplification du paysage institutionnel ultramarin autour de trois pôles plus ou moins homogènes regroupant les collectivités régies par l’article 73, celles relevant de l’article 74, la Nouvelle-Calédonie ainsi que les TAAF et l’île de Clipperton – ces dernières entités échappant à l’emprise des catégories précédentes –  entérine cette évolution et balise le terrain pour des changements potentiels.

Ainsi, l’article 73 de la Constitution recèle-t-il de multiples possibilités que le principe d’identité législative, naguère caractérisé par son pouvoir homogénéisant, ne saurait en aucune façon résumer à lui seul. Significative est à cet égard la recension proposée par Emmanuel Jos qui repère quatre variantes statutaires :

 

  • le statut de DROM,
  • celui de collectivité unique se substituant à un département et une région d’Outre-mer,
  • celui de département et de région d’Outre-mer propre à La Réunion,
  • celui de département et de région d’Outre-mer disposant d’une assemblée délibérante unique, ce ne sont pas moins qui sont ainsi identifiées.

Mieux, les « Quatre vieilles » colonies, qui ont partagé depuis 1946 un destin commun au sein de la République semblent désormais emprunter des trajectoires nettement distinctes. La Martinique et la Guyane ont ainsi opté pour la création d’une collectivité unique se substituant au département et à la région sur le fondement de l’article 73-3, alinéa 2 de la Constitution, dont les contours et l’organisation administrative sont précisés par la loi n° 2011-884 du 27 juillet 2011 relative aux collectivités territoriales de Guyane et de Martinique.

On notera au passage que ces deux collectivités reposent sur des principes organisationnels différents tout en appartenant à une même catégorie, ce qui disqualifie l’idée d’un modèle exclusif de collectivité unique : la Martinique a fait le choix d’un conseil exécutif distinct de l’assemblée délibérante alors que la commission permanente demeure intégrée à l’assemblée de Guyane et son Président est l’exécutif de la collectivité.

La situation est tout autre en Guadeloupe. La proximité géographique avec la Martinique et la Guyane s’accommode parfaitement, pour le moment, d’une forme de distanciation par rapport à ces deux territoires voisins, au regard des choix  opérés dans le domaine statutaire. Ce qui tend paradoxalement à rapprocher le DROM de Guadeloupe de son homologue de l’océan Indien, La Réunion. Toutefois l’homologie est imparfaite : toutefois « la voie guadeloupéenne » oscille entre un droit commun réaménagé et la mise en place d’une assemblée délibérante unique,  tranche avec l’option réunionnaise.

Car le département et la région de La Réunion – qui avaient déjà été maintenus en 2003  à l’écart du pouvoir de dérogation normative prévu à l’article 73 alinéa 5 de la Constitution – continuent à s’inscrire clairement dans le droit commun. Dès lors, la loi n° 2010-1563 du 16 décembre 2010 de réforme territoriale (loi RCT) s’y applique dans ses dispositions compatibles, moyennant quelques ajustements mineurs. Elle vient surtout légaliser a posteriori la pratique de l’harmonisation des compétences mise en œuvre localement depuis plusieurs années.

À vrai dire,  un tel choix s’explique aisément : les forces politiques réunionnaises ont depuis longtemps abjuré leur foi dans les réformes statutaires, à l’image de la gauche réunionnaise, notamment le parti communiste qui a progressivement renoncé à la marche vers l’autonomie chère à ses homologues des Antilles et de la Guyane.

Pour sa part, Mayotte a choisi d’emprunter, dans un contexte néanmoins différent, l’itinéraire suivi par les « Quatre vieilles » colonies en 1946. Répondant à une vieille aspiration dont les Mahorais ne se sont jamais départis depuis l’accession des Comores à l’indépendance en 1975, la loi organique n° 2010-1487 et la loi ordinaire n° 2010-1487 du 7 décembre 2010 ont confirmé l’option en faveur de la départementalisation. À l’issue des élections cantonales de mars 2011, Mayotte a été officiellement transformée en Département. Ici les défis sont immenses et le processus s’étale nécessairement dans le temps. Au-delà de la création d’un nouveau département exerçant les compétences des DROM, il s’agit, entre autres enjeux, d’étendre progressivement à l’île, en les adaptant, les règles de droit commun du Code général des collectivités territoriales[5] (CGCT), d’assurer la transition vers un régime de fiscalité locale en ajustant les ressources actuelles, de préparer le basculement dans le statut de région ultrapériphérique et de mettre en place un état civil fiable.

À  l’aune de ces différentes réformes, il apparaît clairement que la réécriture en 2003 de l’article 73 de la Constitution favorise la multiplication des variantes statutaires. D’autant que le régime législatif des collectivités qui sont régies par ledit article est modulable en fonction du pouvoir de dérogation normative qu’elles peuvent être amenées à exercer. Au demeurant, les modalités d’exercice de ce pouvoir ont été récemment assouplies par la loi organique n° 2011-883 du 27 juillet 2011 relative aux collectivités régies par l’article 73.

De même, la combinaison de deux paramètres – la catégorie de collectivité et le régime législatif – élargit sensiblement l’éventail des statuts possibles dans le cadre de l’article 74 de la Constitution.

L’on sait en effet que le régime législatif des collectivités régies par cet article peut correspondre à un dosage variable entre le principe de spécialité législative et celui d’identité législative. Ainsi, le statut de Saint-Pierre-et-Miquelon  se caractérise  par la prépondérance de l’application de plein droit des lois et règlement.

Cette souplesse accordée aux COM n’a pas peu contribué au détachement de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy de la Guadeloupe. Erigées en collectivité d’Outre-mer, ces deux territoires ont ainsi souhaité mettre en avant leurs singularités et exercer des compétences supplémentaires, tout en assurant à leurs ressortissants l’égalité parfaite de traitement avec les autres Français de l’Hexagone et en bénéficiant, dans le cas de Saint-Martin, des avantages inhérents au statut communautaire de RUP. Soumises au défi du développement économique, ces COM n’ont donc guère innové au plan institutionnel et le degré d’autonomie exercé est loin d’atteindre celui de la Polynésie du double point de vue de la capacité organisationnelle et de l’exercice des compétences (cf. infra).

En définitive, l’ensemble des collectivités territoriales de d’Outre-mer font l’expérience, à des degrés divers, de réformes institutionnelles et statutaires dans le prolongement parfois de celles-ci engagées dans l’Hexagone.

De son côté, si la Nouvelle Calédonie échappe à la répartition binaire opérée par les articles 73 et 74 de la Constitution, elle n’en est pas moins confrontée à un double processus de modernisation de son statut et de transferts supplémentaires de compétences dans la perspective du referendum d’autodétermination prévu au plus tard en 2019.

Seul l’archipel de Wallis-et-Futuna, qui semble imperméable au vent du changement, tente de pérenniser un modèle fondé sur la conciliation entre pouvoir administratif et pouvoir coutumier (F. Angleviel). Quant à Saint-Pierre-et-Miquelon, si un changement de statut ne semble pas à l’ordre du jour[6], un récent rapport parlementaire s’interroge néanmoins sur la pertinence d’un schéma institutionnel distinguant, pour une population de 6 125 habitants, deux communes et une COM dotée d’un conseil territorial. Ce qui rend délicate l’articulation des compétences entre ces trois collectivités de plein exercice[7].

Ces différentes réformes institutionnelles et statutaires redessinent le paysage de la France d’Outre-mer à partir d’un processus de décentralisation dans la diversité prenant notamment la forme d’une répartition des compétences « à la carte ». Au-delà de la complexification de l’organisation administrative française qui en découle, cette évolution consacre l’émergence de nouveaux lieux d’autonomie, même si cette notion reste frappée d’une certaine indétermination, dans les discours comme dans les pratiques, compte tenu des multiples sens et contenus qui lui sont régulièrement assignés.

  1. Entre ingénierie institutionnelle et innovation

Les processus de réformes dans les territoires ultramarins débouchent sur l’élaboration de nouveaux dispositifs institutionnels et l’apparition de nouveaux modes de gouvernance.

L’exemple le plus significatif en la matière est sans aucun doute celui de la Nouvelle-Calédonie analysé par Jean-Yves Faberon (chapitre 9). Face à une situation particulièrement rebelle aux catégories juridico-institutionnelles puisées dans le répertoire classique,  il a fallu faire preuve d’inventivité en allant au-delà d’un simple statut répartissant des compétences et définissant des rapports entre pouvoirs publics : l’accord de Nouméa du 5 mai 1998, la loi constitutionnelle du 20 juillet 1998 et la loi organique du 19 mars 1999 confèrent à la Nouvelle-Calédonie un statut d’autonomie devant aboutir, à l’issue d’une période de quinze à vingt ans, à une consultation sur l’accession à la pleine souveraineté.

Les conditions de mise en œuvre de certains transferts de compétences jusqu’alors exercées par l’État, dans le cadre d’un modèle de souveraineté partagée, ont été précisées par la loi organique du 3 août 2009. Ainsi, la Nouvelle-Calédonie connaît une évolution institutionnelle continue depuis vingt-trois ans fondée sur un triple pari : une autonomie étendue poussant le modèle français dans ses ultimes retranchements, un rééquilibrage territorial visant à favoriser le développement et la cohésion sociale, une gouvernance du territoire impliquant tous les acteurs politiques, indépendamment des antagonismes qui les opposent.

Cet équilibre délicat pourrait cependant être mis à l’épreuve au moment de la sortie de l’accord de Nouméa, compte tenu du caractère irréductible des positions politiques sur l’avenir du territoire, malgré le consensus permettant actuellement d’en assurer la gestion.

Pour d’autres collectivités situées Outre-mer, les réformes actuelles interviennent à la jonction d’un mouvement plus général de décentralisation qui concerne l’ensemble de leurs homologues de l’Hexagone.

Se pose dès lors le problème de l’articulation entre ces processus partiellement emboîtés, dont l’un peut nourrir l’autre lorsqu’il ne l’anticipe pas. C’est particulièrement le cas pour la Martinique et la Guyane dont le changement de statut a pour toile de fond la loi RCT du 16 décembre 2010. À  l’heure où le vieux débat sur l’avenir du département est relancé  et où la fusion de la région Alsace et de ses deux départements est envisagée, la mise en place d’une collectivité unique dans ces deux DROM d’Amérique pourrait s’apparenter à une sorte d’expérience pilote.

L’illusion d’une simple fusion de compétences du département et de la région entretenue par l’étude d’impact du projet de loi initial résiste d’ailleurs difficilement à un examen attentif :

  • les collectivités territoriales de Guyane et de Martinique constituent bel et bien de nouvelles entités dont le fonctionnement ne saurait résulter de la simple addition ou juxtaposition des compétences naguère exercées par les deux DROM dont elles sont issues.
  • Sauf à maintenir artificiellement le vieux couple département-région au sein du cadre institutionnel ainsi créé, la nouvelle dynamique à l’œuvre devrait faire disparaître les financements croisés et générer de nouveaux espaces de mise en cohérence des politiques publiques.

Certes les vocations des deux collectivités dont procèdent ces nouvelles entités ne sont pas les mêmes :

  • le département apparaît comme le niveau des solidarités sociales et territoriales,
  • la région comme l’échelon des missions stratégiques et de préparation de l’avenir, ce qui fait de la mise en cohérence susmentionnée un véritable défi.
  • Mais le cumul automatique des rôles des élus chargés d’incarner cette double vocation pourrait la faciliter, même si cette tendance est susceptible d’être contrariée par le mode d’élection des membres des assemblées délibérantes.

Ce mode d’élection tente, en effet, de concilier la représentation des composantes territoriales de chaque collectivité avec une vision globale transcendant les intérêts locaux immédiats. L’on sait pourtant que ce sont les conditions de l’éligibilité qui déterminent avant tout les comportements d’assemblée. Le risque n’est pas négligeable de voir certains membres des assemblées délibérantes, notamment ceux ayant déjà conquis un mandat local leur conférant une incontestable légitimité, se comporter en représentants exclusifs d’une fraction de territoire au détriment d’une vision stratégique du développement. En outre, l’intercommunalité, l’un des pivots de la loi RCT, apparaît comme un angle mort des réformes institutionnelles en Guyane et Martinique, ce qui pourrait, à défaut d’une rationalisation suffisante des établissements publics de coopération intercommunale et à la suite d’une résistance prévisible des nouvelles collectivités face à la possible montée en puissance de ces structures, constituer un sérieux obstacle à la coordination et à la mise en cohérence de l’action publique.

Malgré ces difficultés prévisibles, les collectivités territoriales de Guyane et de Martinique sont, d’une certaine façon, condamnées, un peu à l’instar du département et de la région de La Réunion qui ont  initié depuis plusieurs années la pratique de l’harmonisation des compétences, à anticiper l’établissement du schéma d’organisation des compétences et de mutualisation des services prévu par la loi RCT.

Ainsi la période qui court jusqu’en mars 2014, voire 2015, peut être utilement mise à profit pour conduire le changement et mieux maîtriser le processus d’ingénierie institutionnelle en intégrant dans une approche cohérente l’ensemble des compétences actuellement exercées par les DROM de Guyane et de Martinique. Elle devrait également servir à anticiper la question particulièrement sensible de la fusion des services et du personnel, sans oublier l’adoption et l’application des instruments budgétaires et comptables nécessaires à la mise en œuvre de la réforme.

Enfin, les réformes applicables aux collectivités territoriales situées Outre-mer circonscrivent également des espaces d’innovation pour la mise en œuvre des politiques publiques.

En effet, une réforme institutionnelle n’a pas pour simple finalité un nouvel agencement des structures. Elle prétend également s’inscrire, au-delà de l’enjeu de simplification et de rationalisation desdites structures, dans une démarche plus globale visant à répondre à divers défis, dont celui en particulier du développement qui revêt une importance décisive dans les territoires ultramarins.

Conclusion 

 

Comment évaluer la portée de ces changements en France et quelle est leur influence sur le devenir de l’Etat ?

 

On s’en tiendra à deux remarques :

 

  • les juristes ont lancé un débat sur la remise en cause des conceptions traditionnelles de la théorie générale de l’Etat, comme celles de la souveraineté, déjà mises à mal par la globalisation, qui doivent être repensées à la lumière de ces expériences. Sans entrer dans ces considérations, il est évident que la situation institutionnelle de la France renvoie à celle d’un degré de décentralisation plus ou moins poussé et dont le statut des outre-mer offre l’exemple le plus abouti ; que le statut de la Nouvelle-Calédonie comporte des « indices de fédéralisme » (Yves Robineau).

Mais au-delà de cette dimension purement institutionnelle, ce qui importe c’est de voir comment les acteurs politiques s’emparent de ces nouvelles boites à outils et qu’ils en font dans un contexte marqué par des changements de paradigmes tant en ce qui concerne la relation avec les outre-mer que les modèles de développement qui sont à l’œuvre dans ces derniers.

 

  • les Outre-mer sont confirmés dans un rôle de laboratoire d’ingénierie institutionnelle, comme semblent le confirmer la loi RCT ou les récentes déclarations du Président du Sénat[8]. Certes le régime constitutionnel des outre-mer est le fruit d’une longue histoire au cours de laquelle ont été progressivement conçus, en association étroite avec les populations locales, des statuts de plus en plus diversifiés. De même, ce serait d’une certaine façon nier la spécificité des outre-mer que de voir dans leur évolution statutaire la préfiguration d’une nouvelle étape de la décentralisation au niveau métropolitain. Néanmoins, même si les évolutions en France métropolitaine s’inscrivent dans une temporalité plus lente que celles qui répondent aux demandes exprimées par les populations d’outre-mer, il n’en demeure pas moins que les développements récents tendent à confirmer cette hypothèse.

 

[1] J. DANIEL, « Outre-Mer », in R. PASQUIER, S. GUIGNER et A. COLE, Dictionnaire des politiques territoriales, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2011, p. 357-363.

[2] M. DOYTCHEVA, « Usages français de la notion de diversité : permanence et actualité d’un débat », Sociologie, 2010/4, vol. 1, p. 423-438.

[3] A. ROUX,  « La décentralisation à la française » : http://www.iep.univ cezanne.fr/media/decentralisation_francaise.pdf

[4] A. ROUX, op. cit.

[5] Voir le décret n° 2011-330 du 25 mars 2011, JO 27 mars 2011, pris en application de la loi du 7 décembre 2010 relative au Département de Mayotte.

[6] Il convient de rappeler que Saint-Pierre-et-Miquelon a connu trois statuts et régimes législatifs différents depuis 1958. L’archipel fut en effet Territoire d’Outre-mer en1946, puis département en 1976, collectivité territoriale à statut particulier avec la loi du 11 juin 1985, avant de devenir collectivité d’Outre-mer lors de la révision constitutionnelle de mars 2003, qui a entraîné l’actualisation du statut par la loi organique du 21 février 2007 portant dispositions statutaires et institutionnelles relatives à l’Outre-mer.

[7] C. COINTAT et B. FRIMAT, Rapport d´information n° 308 fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale à la suite d’une mission d’information  effectuée à Saint-Pierre-et-Miquelon du 13 au 19 juin 2010, Sénat, session ordinaire 2010-2011.

[8] « Il faut mieux prendre en compte la diversité des territoires, notamment en favorisant les possibilités d’adaptation réglementaire d’une loi en fonction des spécificités, sur des champs déterminés par le législateur, et les capacités d’expérimentation. Jean-Pierre Raffarin avait commencé à ouvrir cette possibilité ; nous allons la reprendre. Donnons un peu de souplesse à notre système ! »Jean-Pierre Bel : « Soyons clairs : la réforme territoriale sera abrogée », Le Monde du 3 mars 2012.

Justin DANIEL
Professeur de Sciences Politiques Ancien Doyen de la Faculté de Droit et d’Economie de la Martinique Membre de l’IDHM

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